La traversée sibérienne



LÀ-BAS, où les nuées sans fin ont traîné mon ombre grandie, j’ai marché. J’ai réglé mon pas sur celui qui avançait plus vite.

Là, le  silence est fait de craquements et le reflet du ciel étourdit le regard de l’homme. Dans cet assourdissement glacial, j’ai vu le bleu un peu plus blanc.

Et j’y ai creusé ton ombre. Figé dans le temps cet entre-temps. Gravi les nuages de l’entre Sibérie.

A cet endroit, la glace y patine les nuages tandis que le corps avance jusqu’à en sentir chaque fibre de soi.

Et j’ai ri. De toi. Si fort que le lac m’a répondu en un craquement sourd et que les étoiles des neiges ont souri.

La glace y est mer de nuages, mer de neige d’un bleu fissuré et le soleil y frappe plus crûment le froid craquelé.

Le soir, quand les étoiles décroissent, le visage hurle alors.

Les récifs de glace amoncelées cèdent sous chaque pas et le lac, ombre vivante, se meut à chaque instant, beuglant, menaçant, sous cette chape de glace. Il ouvre d’immenses fissures, de larges blessures, en attendant de pouvoir se déprendre de lui-même. Il gronde, puissamment, et son cri retentit sur sa surface, sous nos pas et jusque sous nos lits. Parfois, il y accroche une étoile ou deux. Il est tout. Il est un.

Et sur ce morceau de temps arrêté, j’ai creusé ton ombre et maudit ton visage.

Parmi les plaines jaunissantes et violettes, le bleu insolemment criard du ciel, l’éclair aveuglant des lumières blanches sous mes pas de glace, dans l’immensité de ce lac gelé, là où l’ombre même se retient parfois de pousser, le corps empesé de soi… Je t’ai arraché à moi.

J’ ai affouillé un trou dans la neige et foré, dans la glace, une excavation et j’ai craché ton nom, perdu à jamais ton visage.

Enneigé, englacifié.

Dans ce pays-là, tu sais, après la glace tout n’est que jaune paille et ombres.

Et ils passent les sourires étirés des bouriates, les yeux allongés et menteurs de ceux qui voulaient me suivre ; j’ai entendu, dans ces terres de Sibérie, au milieu d’un train fantôme devenu fou, les chants des hommes-vodka qui scandaient mon nom, aperçu les tatouages bleu-vert, mal incisés, des militaires aux relents d’ail et de vodka, avalé le goût trop sucré d’une tarte au miel, admiré l’honneur des femmes ukrainiennes et ressenti la fièvre…jaune…la fièvre.

Là-bas, les temples surgissent rouges, verts et oranges, ornés de biches en or, de ces steppes brunes, violettes et jaunies;  les prières bouddhiques endimanchent gaiement les arbres ; on y croise alors les roues de ces mêmes temples que l’on tourne et les offrandes chamaniques. Le lait, les gâteaux, le miel, autant de cadeaux aux contentements de l’esprit. La chair des poissons blancs encore frétillants et les rires d’étonnement, les pêcheurs de glace aux mains énormes et aux manières pourtant si pudiques.

Un sourire d’abeille délicatement posé sur soi.

Et tandis que je marchais, j’ai trouvé mon ombre plus ample et les rires un peu plus sonores.

Camellia Burows

4 commentaires