J’habite à l’étranger. Enfin, l’étrangère c’est moi.
Avant d’y venir, je n’étais jamais vraiment à l’aise nul part ; remarque, maintenant non plus, d’ailleurs. Pas plus ici, pas plus là-bas. Je pars toujours avec plusieurs gros sacs. La plupart du temps sans déménagement ; j’ai vécu sans réel meuble hormis ceux récupérés dans le vague des rues. Ici, dans cet ailleurs, la première fois, j’ai posé mes baluchons à l’hôtel. Ce que je ne savais pas alors c’est que l’hôtel durerait trois mois.
Au moins.
J’avais apporté un grand sac rouge avec surtout des livres et quelques objets de décoration. Je l’avais acheté la veille du départ dans le quartier chinois de Paris. Le premier quartier où j’ai vécu. Une sorte de pèlerinage. Je l’ai acheté la veille du départ car je déteste prévoir, hormis pour mon travail. Tout prévoir me glace d’effroi et m’étouffe.
Cela me donne toujours l’impression de m’ôter de moi-même, de m’amputer de ma liberté.Dans mon métier prévoir c’est la liberté. Et puis en général,
J’aime pouvoir partir. Partir loin et partir vite. Très vite. Comme si je fuyais le malheur. Sans vraiment savoir pourquoi, sans être aucunement menacée. Peut-être pour rompre la routine. Savoir que je m’éclipse en laissant tout me rassure. Comme si je pouvais toujours me réinventer. Comme à mon habitude, une fois arrivée à l’hôtel de cet autre moi-même, j’ai dégainé mes livres de chevet, deux romans d’Haruki Murakami. Je me rappelle que l’un d’entre eux avait une couverture d’un bleu pétrole, électrique. Puis je ai confiné l’énorme sac rouge au fond du placard en bois de la minuscule chambre. Et peut-être Paris avec.
Chaque fois que je rentrais dans cet hôtel miteux, boueux et marron comme la gadoue de la débâcle, en style année de mauvais goût, et que j’apercevais la couverture bleue éclair, cela me ramenait en France dans un autre ailleurs inexistant. C’est étrange, d’ailleurs, puisque Murakami est japonais. Les romans que je lis sont traduits en français. Il est des patries que l’on s’invente sans doute comme le roman.
Je procède comme cela lorsque j’arrive quelque part : je ne sors que mes livres des cartons, ou des sacs, pour soigneusement les ranger, ou pas, mais en tout cas pour les laisser traîner, quelque part. Le reste ne m’intéresse pas, ou si peu que l’idée même de l’existence de ces objets ne rejaillit qu’en cas de nécessité impérieuse. La coquetterie et la futilité restent malgré ces manies présentes.
Ici, dans cet appartement, je les ai sortis un à un. Ils avaient tant manqué à ma solitude. Je les avais tant attendu. Deux ans que j’avais passé à les rêver ici. J’aime toujours les redécouvrir. Je les hume, caresse doucement leur tranche rugueuse par l’âge ou douce. Les couleurs des couvertures sont autant de signes que je peux décrypter. Il suffit souvent d’un titre, d’un dessin, d’une photographie d’une première de couverture pour que je me ranime. Ils sont là et me semblent presque murmurer silencieusement. Parfois je ris, bêtement, ou niaisement, à leur vue en me rappelant du style, de l’auteur, de l’histoire du récit, de l’intrigue de la pièce, de certains vers… ou en ne me souvenant de rien. Ils me rappellent toujours un peu de moi que j’ai laissé là-bas derrière la barrière de glace. De l’autre côté, là où tout paraît plus simple vue de si loin. Ils chuchotent la fois où il pleuvait averse sur un Paris brouillé et, où me réfugiant dans un café à l’odeur de tabac froid, j’y suis restée à lire les rues de Buenos Aires, ou encore, cette autre fois où les cigales niçoises hurlant de chaleur, la mer bleue se heurtaient à la fureur orthodoxe de Dostoïevski par moins trente dans les plaines de Sibérie. Ils murmurent toutes ces fois-là et celles que je ne connais pas encore. Finalement, c’est comme de revoir la mer méditerranée ou de retrouver son enfance, la lavande, le thym, la houle. C’est rentrer à la maison à chaque fois, à chaque nouvelle lecture. Un peu plus mienne, un peu plus de moi, de moments qui m’appartiennent. Alors, je ris, je relis, me ranime, me réchauffe. Et je revis tranquillement, assoiffée de souvenirs à venir, au milieu de tous les autres cartons.