Fractus V, Sidi Larbi Cherkaoui Sadler’s Wells à Londres


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photo : Filip Van Roe

Comme pour beaucoup d’entre nous, j’imagine, Sidi Larbi Cherkaoui fait partie de mes chorégraphes préférés. La première fois que je l’ai vu sur scène au Théâtre de la Ville à Paris, assistant au spectacle Foi, pièce hautement engagée, d’une liberté incroyable et de prime abord foutraque, j’avais eu un choc esthétique, une claque visuelle et émotionnelle, une sorte de coup de foudre artistique. Ce fut ensuite dans le désordre, Myth, Apocrifu, Babel(words), Tempus fugit, Zero degrees d’imprégner profondément ma sensibilité artistique et de sceller mon amour définitif  envers ces formes hybrides du spectacle vivant, brouillant les frontières entre les arts et entremêlant théâtre, cirque, danse(s), sculpture, musiques et/ou au service d’un engagement profond, ce qui m’a permis de m’ouvrir à d’autres univers, paradoxalement plus classiques.

Foi, Sidi Larbi Cherkaoui :

Zero degrees, Akram Khan, Sidi Larbi Cherkaoui, musique : Nintin Sawhney, scénographie : sculpture d’Antony Gormley

Le dernier spectacle que j’avais vu était Puz/zle et malgré une première partie visuellement magnifique qui ne m’avait pas entièrement convaincue, l’ensemble m’avait une nouvelle fois conquise par les mouvements et les tableaux de groupes et l’émotion qui s’en dégageait. Il faut dire que certaines images vous habitent longtemps après la représentation : variations ou mouvements décalés, haut mélange de couleurs sonores,  dans les mises en scène de Sidi Larbi Cherkaoui. Ainsi, reste gravé une scène mémorable lors de laquelle le chorégraphe belge sur la scène du Palais des Papes, dans Tempus Fugit me semble-t-il, chaussé de talons de Flamenco pirouettait, un mélange de beauté sauvage et de dureté âpre se lisait sur son visage, même s’il s’agit du spectacle que j’ai sans doute le moins apprécié. Sa curiosité insatiable, sa recherche et le développement d’une grammaire chorégraphique composite et ses multiples collaborations et commandes l’ont conduit à créer des spectacles aux univers variés (polyphonie corses mêlées aux sons japonais et au chant libanais, danse flamenco, moines Shaolins…) mais où sa patte se reconnaît ostensiblement.

Puz/zle, Sidi Larbi Cherkaoui :

Hier soir, donc, le prolifique Sidi Larbi Cherkaoui dansait au Sadler’s Wells dans Fractus V. 

Sur le plateau, cinq danseurs, issus de mondes différents (cirque, flamenco, hip-hop, lindy hop) interprètent sur une musique toute aussi métissée, indienne et japonaise en passant par le continent africain, une série de tableaux délicats, que le spectateur suit en se laissant bercer, d’abord doucement, une grammaire du mouvement déplié, démultiplié, géométrique, aussi au cours desquels les danseurs, tous des hommes et de cultures  artistiques différentes voire étrangères se répondent et s’enlacent, se définissent. Ici, Sidi Larbi Cherkaoui renoue avec des spectacles comme Zero degrees, les tableaux d’une poésie du corps à corps se déploient, formant monstres, émotions multiples comme la peur, traduisant l’impossibilité d’être dans une société manipulée par le groupe, l’information ou la politique. Le groupe, d’ailleurs, est au cœur de ce travail qui porte également sur la fluidité du mouvement et les soubresauts, tressaillement voire convulsions, par jeu de contrepoints (un collectif de danseurs devenant un individu face à la société des spectateurs) de paradoxes (musique/danse/jeu).

Monologues et jeux de corps à corps masculins s’y retrouvent, s’entrechoquent, pour ne faire parfois qu’un tout sociétal. Le chorégraphe flamand a ainsi voulu dépeindre un monde manipulé par l’information et le politique, le conformisme et s’est dit inspiré par Noam Chomsky, éminent linguiste et philosophe, dénonciateur de l’hypocrisie et l’autocensure des grands médias, des grands intellectuels et du monde politique. Voilà pourquoi au milieu de ces tableaux savamment travaillés, construits sur de multiples portés glissant doucement d’un corps à un autre, mélanges de confrontations esthétiques, de solos ou duos, surgit également un affrontement :  en un instant, les danseurs devenus comme des membres de gangs tourmentent, frappent, contraignent à l’exécution de mouvements, l’un d’entre eux, devenu marginal, suppliant pour sa vie, et qui est ensuite exécuté, apparaît alors les paparazzis photographiant l’agonisant, rappelant par là-même de récents événements tragiques.

Mécanique huilée et fluide comme pourraient l’être celle de la vie du spectateur européen dans une société de l’obligation consentie sans être ressentie, assénée par les discours politiques, médiatiques, des écrans à l’information désensibilisant, trop absorbé ou harassé qu’il est par son quotidien. Nous retrouvons encore ici Chomsky ; ses mots résonnent sur le plateau avec autant d’échos que de piles triangulaires qui servent de décors et s’effondreront tel un jeu de domino, un pièce entraînant l’autre ; oui, Noam Chomsky et certains de ses thèmes parcourant cette pièce comme le don de soi et la persécution des autres. Satires ou représentations de la culture pop surviennent également : une télécommande employée frénétiquement, ou encore un twerk ironique autant de façon de montrer l’abrutissement, la dépossession de l’être, de poser la question sur la réalité de notre liberté de penser dans un monde surmédiatisé.

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Photo : Philip Van Roe

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Photo : P. Van Roe

Fractus V, Sidi Larbi Cherkaoui :

Une magnifique pièce dansée dont les tableaux à la chorégraphie antinomique (brute, sauvage, douce, liquide et dure à la fois) et le propos hantent les esprits.

En tournée actuellement aux Etats-Unis et au Canada.

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