Le dernier voyage de Sindbad, Erri De Luca, NRF Gallimard 


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Cela fait un petit moment que l’idée me trotte dans la tête d’écrire sur deux pièces dont la lecture m’a tout particulièrement marquée et que j’aimerais tant voir prendre vie sur scène.
Les deux auteurs sont italiens, et toutes deux portent sur la traversée des migrants pour arriver en Europe.
Avant de présenter ces deux œuvres, au cours de deux articles distincts, je voudrais faire une petite parenthèse sur certains théâtres engagés ici, au Royaume-Uni (et contrairement à ce que l’on pourrait croire) qui sont particulièrement impliqués, notamment dans la cause des migrants, comme le Young Vic à Londres qui présentent des pièces montés et/ou mises en scène par des réfugiés ( à lire ici / Queens of Syria) ainsi que différents événements théâtraux et pièces en rapport avec la tragédie collective et individuelle que vivent chacun des passagers (ici : non pas la traversée d’une personne réfugiée mais son parcours ), the good chance theatre qui se sont produits au Youngvic theatre jeudi 20 octobre lors d’une soirée poignante : http://www.youngvic.org/good-chance-last-chance, http://goodchance.org.uk/gallery/


Le Dernier Voyage De Sindbad
d’Erri de Luca fait le récit polyphonique de la traversée clandestine d’un groupe de personnes fuyant leur pays pour rejoindre l’Europe Occidentale. Quinze scènes composent cette courte pièce. Aucun des personnages ne porte de nom excepté le capitaine du bateau, Sindbad, référence explicite au conte des Mille et une Nuits, qui en est le personnage principal et se remémore depuis la nuit des temps le transport de cette marchandise humaine (« la plus rentable qui soit donnée sur terre » comme le dit l’auteur dans un interview »), tout en veillant à ce que les voyageurs, et « candidats à l’Europe »,  restent bien au fond de la soute. Le ton oscille entre une poésie touchante et rappels didactiques, émaillés de nombreux intertextes bibliques et fabuleux (Odessa, Jonas, Sindbad), sortes échos démultipliés de l’intrigue. C’est ainsi que l’un des voyageurs est désigné pour être mis à la mer car il serait la cause de la tempête s’abattant sur le bateau tel un Jonas dont le Capitaine Sindbad nous fait d’ailleurs le récit ; c’est également ainsi que Le Capitaine se rappelle que depuis la nuit des temps les hommes s’embarquent, fuient, pour de meilleurs horizons et de dangereux périples : « que crois-tu qu’il y ait dehors ? Rien, un désert de vagues qui vont où le vent les déplace »,  des rapports de force entre les hommes et la mer tels un Baudelaire dans L’homme et la mer et qu’il narre leur évolution au public : « Une femme que je ne pouvais pas voir cria depuis le quai le nom, Salvatore, comme quelqu’un qui s’arrache la poitrine et fait sortir sa voix des tripes et pas de sa gorge. Elle cira en mère, en sirène, en chienne. Un nom arraché à son coeur et jeté au large en syllabe désespérées : Sal va to re e e e.  » 

 La narration enchâssée rappelle les récits mythiques comme L’Odyssée ou les contes des Mille et une Nuits tout comme l’absence de nomination des personnages, désignés au mieux par leur fonction, renvoient au légendaire (comment ne pas songer d’ailleurs au magnifique Eldorado de Laurent Gaudé), mais également à cette tragédie qui déshumanise l’homme au point de n’être plus désigné que par une fonction, « le Capitaine » ou bien par l’anonymat :  » le vieil homme, le passager » allant jusqu’au numéro : « l’homme n°3 ». Et c’est bien ce qui montre tout le drame de cette courte pièce et de notre époque, l’être ne devenant plus singularité mais anonymat en temps de crise et d’horreur dans nos médias, un numéro, quand paradoxalement au coeur même de la société occidentale l’individuation se renforce. Entrelaçant récits bibliques et merveilleux, différentes voix des personnages et le tragique de la situation, cette pièce emporte le lecteur. La fin m’a semblé un peu rapide mais ne serait-ce pas finalement, ici, toute la brutalité de la vie et de ce que raconte Erri De Luca qui rattrape le drame ? Les différents récits, racontés par Sindbad, qui jalonnent cette traversée rappellent ainsi à la mémoire humaine que les hommes ont toujours arpenté les mers et d’autant plus lorsque leur vie était en jeu.

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A mi-chemin entre fable humaniste et conte tragique, cynique et politique, Erri de Luca transforme ici en chant polyphonique la tragédie contemporaine de l’exil afin de secouer les spectateurs, de « donner une voix aux dépossédés », d’en montrer l’urgence de la raconter.

La musique très présente dans cette oeuvre s’y retrouve sous diverses formes. Thomas Bellorini (le frère de Jean Bellorini) présentera ce spectacle musical au 104, à Paris, qui affiche déjà complet.

Chanceux sont ceux qui pourront y assister :
http://www.104.fr/fiche-evenement/thomas-bellorini-le-dernier-voyage-de-sindbad.html

Conférence d’Erri de Luca à l’EHESS : https://www.canal-u.tv/video/ehess/la_responsabilite_de_l_ecrivain_aujourd_hui_rencontre_avec_erri_de_luca.16970

 

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