Premières Lignes#10, Septembre, Evelyne de La Chenelière, Editions Théâtrales.


Premières Lignes #10, Septembre, Evelyne de La Chenelière, Editions Théâtrales.

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Pour ces premières lignes de cette fin janvier, j’ai choisi la pièce Septembre de l’auteure québécoise Evelyne de La Chenelière qui vient d’être sélectionnée pour le prix des Lycéens Scenic Youth organisée par la Comédie de Béthune qui récompense les nouvelles écritures théâtrales. Cette courte pièce a été interprétée par Evelyne de la Chenelière en septembre 2015 à l’Espace Libre à Montréal.

Un monologue au sujet subversif voire tabou : un 12 septembre, la canicule, une mère doit chercher sa fille malade, à nouveau, à l’école ; elle observe les enfants dans la cour et se met à imaginer, au fil de leurs jeux, différents scénarios jusqu’au plus malsain : l’irruption et le carnage d’un tueur fou. Rapport ambivalent de la mère à la fille, violence et ambiguïté de la figure maternelle sont au coeur de ce monologue qui repose sur la répétition et illustre ainsi les affres de la maternité, les peurs fondées de notre société se cristallisent ici autour du lieu de la cour de récréation. Comment dire ses peurs, les affronter et être mère de nos jours ?

 J’aime tout particulièrement la forme du monologue car elle contraint l’écriture du dramaturge l’amenant à imager ou à jouer sur la structure et oblige les comédiens à un jeu tout en finesse. Dans celui-ci, le jeu sur la répétition et déformation des structures qui révèlent le bouleversement de la mère, sa perte de contrôle, et sa santé mentale sans doute fragile me permettent de visualiser la scène sans didascalie aucune.

Prologue

Aujourd’hui, 12 septembre, ma fille était à l’école, moi je travaillais. Le téléphone a sonné, j’ai reconnu le numéro de l’école sur l’afficheur, alors j’ai répondu, c’était elle, elle avait encore mal au ventre. C’était la quatrième fois depuis la rentrée qu’elle m’appelait pour que j’aille la chercher à l’école parce qu’elle avait mal au ventre. Je lui ai d’abord dit que je pouvais pas aller la chercher cette fois, qu’il fallait qu’elle prenne sur elle, que son mal de ventre c’était rien, rien de grave, mais elle pleurait tellement au téléphone que finalement je suis allée la chercher. Je suis arrivée à l’école, c’était la récréation, elle était pas dans la cour, elle m’attendait au secrétariat mais je suis pas allée la rejoindre tout de suite, j’avais envie de regarder les enfants jouer dans la cour de récréation, mais je me suis rendu compte que surtout j’étais nerveuse de la retrouver, de me retrouver avec elle, comme si j’avais toujours peur de me tromper, comme si, tant qu’elle était pas couchée, endormie, je pouvais encore me tromper, alors je suis restée près de la clôture de la cour et j’ai regardé les enfants jouer, et puis il a bien fallu que j’aille chercher ma fille, j’étais pas de bonne humeur, elle s’est excusée plein de fois, mais j’étais incapable de lui répondre, j’avais du mal à comprendre ce qu’elle me disait exactement, alors on est entré dans la voiture et on a rien dit jusqu’à la maison. Aujourd’hui, 12 septembre, je travaillais, j’essayais de travailler, le téléphone a sonné, j’ai pas eu besoin de regarder l’afficheur, avant de répondre je savais que c’était elle, je le sentais, j’avais eu du mal à me concentrer toute la matinée, comme s’il allait se passer quelque chose, et j’avais raison c’était elle, elle voulait que j’aille la chercher tout de suite, elle m’a dit qu’elle avait mal au ventre, je lui ai demandé si elle pensait qu’elle pourrait quand même faire sa journée, je voulais qu’elle essaie, mais elle pleurait tellement j’arrivais pas à la raisonner, alors je suis allée la chercher. Quand je suis arrivée à l’école c’était la récréation et j’ai eu de la peine que ma fille en profite pas, de la récréation, du soleil, de l’insouciance, j’ai regardé les enfants qui jouaient, je suis allée chercher ma fille au secrétariat et on est rentré à la maison en voiture. Aujourd’hui, 12 septembre, j’ai pas réussi à travailler. J’ai dû aller chercher ma fille à l’école parce qu’elle avait mal au ventre. C’est la quatrième fois cette année. Aujourd’hui, 12 septembre, je me suis levée mais j’aurais dû rester couchée. J’ai rien fait de toute la journée. Il faisait trop chaud, et puis ma fille a eu mal au ventre, je suis allée la chercher à l’école. Aujourd’hui, 12 septembre, impossible de travailler, j’avais mal au ventre. De toute façon ma fille m’a appelée pour que j’aille la chercher. Aujourd’hui, 12 septembre, j’avais déjà du mal à travailler quand ma fille m’a téléphoné pour que j’aille la chercher. J’ai cru qu’elle me dérangeait alors je lui ai fait sentir qu’elle me dérangeait, mais la vérité c’est qu’elle me libérait. Aujourd’hui, 12 septembre, quand ma fille m’a téléphoné pour que j’aille la chercher j’ai eu peur de l’échapper, comme quand elle était bébé et que j’avais toujours peur de l’échapper alors je suis allée la chercher. Aujourd’hui, 12 septembre, quand le téléphone a sonné j’ai répondu et mes mains étaient tellement moites que j’ai échappé le combiné, il m’a glissé des mains, et j’avais peur que l’école pense que j’étais pas là, je veux dire, que j’étais pas au bout du fil et que la personne raccroche, alors pour montrer que j’étais bien là j’ai crié Allô! Je suis là ! J’arrive ! Je suis là ! Je ramasse le combiné ! J’arrive ! Raccrochez pas! Allô? Aujourd’hui, quand le téléphone a sonné pis que je savais déjà que c’était ma fille qui avait encore mal au ventre, pour la quatrième fois cette année pis on est juste le 12 septembre, j’étais tellement en criss de me faire déranger que j’ai pas réfléchi j’ai décroché le téléphone pis je l’ai garroché au bout de mes bras à l’autre bout de la pièce. Aujourd’hui, 12 septembre, j’ai brisé mon téléphone. Ça m’a fait peur de voir que j’étais capable de briser quelque chose. Aujourd’hui, 12 septembre, vraiment, journée de cul. Pas capable de concentrer, trop chaud, j’essaie de me concentrer, le téléphone arrête pas de sonner, tellement que je finis par le pitcher à l’autre bout de la pièce, je me trouve folle, pis là c’est l’école qui appelle, grosse panique, ma fille a mal au ventre, ils savent pas quoi faire, ils savent jamais quoi faire, il faut que j’aille la chercher, là je vais la chercher, on me regarde comme si j’étais une mauvaise mère parce que mon enfant a toujours mal au ventre. Aujourd’hui, 12 septembre, j’ai tout laissé tomber j’ai tout abandonné j’ai tout mis de côté pour aller chercher ma fille à l’école parce qu’elle avait besoin de moi.

Lumières, Lumières, Septembre, Evelyne de La Chenelière, Editions Théâtrales.

Chaque dimanche les premières lignes d’un livre sont proposées à la lecture d’après l’idée originelle de ma lecturothèque qui publie sur son billet consacré, la liste des blogs qui y participent.

Vous pouvez aller lire les premières lignes des différents blogs y participant ici :

Les blogueurs et blogueuses qui y participent aussi :

• Moglug 
• Les Livres de George
• Lectoplum
• Songes d’une Walkyrie
• Pousse de Gingko
• Colcoriane
• Au bazar des mots
• Akatsuki no manga

14 commentaires

    1. Merci ! Je suis heureuse qu’il te plaise. Je trouve que c’est toute la force du monologue et plus particulièrement de ces premières lignes. J’ai bien pensé à toi avec également une autre pièce que je présenterai dans les prochaines semaines. J’espère que tu auras l’occasion de la voir sur scène car elle joue souvent à Espace Libre d’après ce que j’ai compris. J’aime tout particulièrement son propos.

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