Jean-Pierre Baro, artiste exaltant sur tous les fronts, Portrait #3


©helenmurray Gate Suzy Storck rehearsals , Jean Pierre Baro (Director (3) (1)

Jean-Pierre Baro vient de monter au Gate Theatre à Notting Hill la magnifique et tragique pièce Suzy Storck écrite par Magali Mougel traduite à cette occasion par Chris Campbell. Il en avait déjà proposé une mise en scène française au Théâtre de la Colline en 2016 spectacle avec les jeunes comédiens de l’ERAC.

C’est d’une voix douce et assurée, et surtout avec grande bienveillance et précision qu’il nous a accordé un peu de temps pour discuter de son travail à Londres avec l’équipe britannique au Gate Theatre.

Portrait d’un metteur en scène passionné et exaltant. Retour sur un texte, une mise en scène, quelques projets.

L’idée d’un projet à Londres remonte à un certain temps m’explique-t-il. Elle naît de la rencontre avec Ellen McDougall (ndlr : directrice artistique du Gate Theatre) à New York lors d’un laboratoire de mise en scène, il y a dix ans de cela, et où les deux artistes avaient grandement apprécié leur travail en commun et étaient restés en contact. L’année dernière Ellen McDougall assiste à l’adaptation de Jean-Pierre Baro de Woyzeck au Théâtre de la Colline et lui propose immédiatement de monter une pièce au Gate Theatre. Comme il désirait travailler sur quelque chose de plus récent le texte de Magali Mougel lui vient à l’esprit. Ce texte sera sans doute une découverte pour le public britannique dont les productions ont plutôt tendance à présenter des oeuvres très anglo-saxonnes (américaines, australiennes, britanniques, etc.) même si le Gate Theatre est l’un des théâtres londoniens les plus ouverts sur la scène européenne (après la mise en scène de Jean-Pierre Baro, une version de Trust de Falk Richter par Jude Christian sera montée en février).

La lecture de Suzy Storck avait été pour lui une grande claque dans la figure, un texte auquel il tient particulièrement par sa langue si singulière, sa construction éclatée, sa tension dramatique et le récit qu’il fait des injonctions sociales auxquelles le personnage de Suzy pense devoir se soumettre. La pièce s’inscrit, finalement, dans la veine du théâtre britannique comme les premiers textes coup de poing de Sarah Kane ou les personnages de Ken Loach conscients de leur enfermement social, remarque Jean-Pierre Baro. Cependant, les classes sociales en Grande-Bretagne ne paraissent pas aussi fortes qu’en France et l’un des aspects délicats de cette pièce est de ne pas non plus tomber dans le cliché. Une pièce troublante, peu commune, un spectacle clivant car il n’est pas anodin de ne pas vouloir d’enfant, il faut que le spectateur puisse percevoir et comprendre l’inacceptable qui émerge petit à petit, imperceptiblement de cette oeuvre enchaîne-t-il, avec ardeur. 
Il souligne également le travail remarquable de traduction opéré par Chris Campbell. Par ailleurs, continue-t-il, le temps de création et de production de la pièce a été d’une grande contrainte puisqu’il est plus court au Royaume-Uni qu’en France. Le travail s’est donc étalé sur quatre semaines pour la mise en scène au Gate Theatre.
En matière de comédiens, les choses sont assez étranges à Londres, ils prennent souvent le dessus sur le texte, le metteur en scène ou la production. Ne nous méprenons pas, les acteurs au Royaume-Uni sont brillants et remarquables face auxdélais courts de production des pièces qu ils se retrouvent souvent livrés à eux-mêmes. Si remarquables qu’ils apparaissent même un peu trop parfaits. Il y a par conséquent tout un travail de déconstruction à faire pour qu’ils ne se retrouvent pas au-dessus des personnages qu’ils incarnent et pour leurs conférer quelques aspérités dans le jeu. Durant ces quatre semaines, il a donc fallu qu’il établisse un dialogue entre deux cultures différentes : l’opposition entre une violence plus frontale plus latine de la culture française à l’agressivité passive qui serait un ressort plus anglo-saxon. Il y avait dans le jeu de plateau des acteurs quelque chose qui ne convenait pas pour cette forme de violence incarnée dans la pièce, violence peut être trop française. C’est d’ailleurs pour asseoir ce rapport entre ces deux cultures mais également pour construire ce dialogue entre le comédien et son personnage que Jean-Pierre Baro a notamment utilisé la technique de l’improvisation. Il fallait ainsi éviter que l’un ne se sente plus intelligent ou ne se juge au-dessus de son personnage pour l’incarner pleinement explique-t-il. L’équilibre à trouver entre culture anglo-saxonne et le respect des références plus « franco-française » apparaissait d’autant plus délicat que le texte de Magali Mougel s’inscrit dans une certaine référence socio-culturelle forte. C’est à partir du texte que les idées de ce metteur en scène insatiable émergent et trouvent leur terreau. Un certain risque a été donc pris lors de ce travail pour pouvoir conserver la balance entre ce qui constitue l’essence du théâtre britannique et arriver à proposer une Suzy Storck qui serait finalement de toutes les cultures ; un défi dans le travail des propositions avec les comédiens et pour réussir un théâtre au jeu peut être plus en retenu, en deçà, enfoui, pour cela différentes gammes ont été exploitées comme le grotesque, l’ultra réalisme, différentes parties de slogans politiques afin que le comédien se trouve davantage dans le moment et d’éviter l’écueil des effets d’annonce dans le jeu et sur le plateau car il n’y a rien de plus agaçant.
Si le rapport au temps a été compliqué c’est d’une part évidemment parce qu’il fallait s’y plier mais aussi et surtout, parce qu’il ne fallait pas céder à la facilité de contraindre, tordre, le texte à soi mais se mettre réellement à son service en se soustrayant au trop signifiant ou au surjeu. Il faut toujours faire confiance à l’intelligence du texte, déclaret-il.
Le choix d’immerger le spectateur dans la maison de Suzy Storck, collé aux acteurs, à moins de cinq mètres des personnages, a été d’une importance capitale lors des répétitions pour rendre moins factice la scène, et l’exigence du texte, car on ne peut alors pas faire semblant, il faut être dans le vrai. Le travail avec les comédiens de l’ERAC présenté au Théâtre de la Colline à Paris a constitué une base de travail pour cette pièce qui a permis de déblayer l’aspect dramaturgique et le processus de création. La première phase de travail de ce type a duré deux semaines puis il y a eu tout l’aspect technique à reprendre. Un travail passionnant (ndlr : et, j’ajouterai colossal).

Quelques questions en vrac.

Un souhait ? Parvenir à monter un classique une adaptation de Dom Juan. Continuer à travailler à Londres et se tourner davantage vers le cinéma.

Un projet ou des projets en cours actuel(s) ? Une grosse production : l’adaptation de Mephisto de Klaus Mann et une comédie : Ali Majibah ainsi qu’une adaptation d’un roman Laurent Mauvinier. Des projets sont en cours pour le cinéma.

Une évolution dans sa carrière ? Au début, je travaillais sur un théâtre dans lequel je pouvais me reconnaître dans des pièces comme Woyzeck, je me reconnaissais dans ce personnage. Cependant, depuis les attentats de Charlie Hebdo et cette injonction violente dans nos vies quelque chose a changé en moi et une envie de me plonger dans le politique a vu le jour. C’est ainsi que j’ai écrit un spectacle avec Kery James (lien ici au théâtre du Rond-Point qui était en scène jusque début octobre) sur la question de la responsabilité de l’Etat.

En voici la bande-annonce :

https://www.dailymotion.com/video/x5s34hw#tab_embed

Ce qui prime actuellement et que le théâtre peut montrer ce sont les questions des enjeux sociaux de son époque et de son pays comme dans Disgrâce, roman de Coetzee qui trouve un écho profond dans notre société actuelle. Roman percutant qu’il a mis en scène l’année dernière au Théâtre de la Colline.

https://www.gatetheatre.co.uk/events/all-productions/suzy_storck

Suzy Storck, texte de Magali Mougel, mise en scène Jean-Pierre Baro au Gate Theatre à Notting Hill à Londres jusqu’au 18 novembre 2017.

Delphine Leroux

En voici la bande-annonce :

 

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