Sur l’étroit plateau du Gate theatre le spectateur assiste à la chute de Suzy Storck dans une mise en scène de Jean-Pierre Baro du texte de Magali Mougel dans une traduction de Chris Campbell.

Suzy Storck, texte lucide et incisif, raconte comment le personnage de Suzy sombre lentement pour s’être peu à peu enfermée dans une vie qu’elle ne désire pas, poussée par des contraintes et autres pressions sociales qui l’entourent, une mère qui la maltraite, une condition modeste, un homme si peu à l’écoute. Suzy tombe et ne se relève pas. La pièce raconte ainsi qu’un chœur sa lente chute du paradis, son naufrage à l’image de tant de femmes de par le monde. Elle montre surtout l’impensable, l’extrémité sordide à laquelle Suzy Storck se sent acculée.

Dans cette adaptation britannique, le spectateur est, dès son entrée dans la salle, immergé de plein fouet dans la maison de Suzy Storck en s’installant sur des bancs disposés autour du plateau, à proximité des comédiens ou parmi les comédien. Dissimulée au beau milieu des spectateurs, une actrice, la haute en couleur Kate Duchene, interpelle, endosse brillamment différents rôles. Au centre, assise sur une chaise Suzy Storck, superbement campée de fragilité et déjà à fleur de peau par Caoilfhionn Dunne, en short et t-shirt de pyjama, les yeux aux bords des larmes. D’emblée le ton est donné et la structure chorale de la pièce est reprise tour à tour par les acteurs.
Au centre du plateau, se dresse une vulgaire table de plastique blanc sur laquelle sont disposés un transistor et du vin. Des jouets épars jonchent le sol, en recouvrent les moindres recoins. Au mur des arbres sont figurés, au lointain une fenêtre donnant sans doute sur le jardin de cette petite maison et d’où émane une lumière tantôt extérieur jour tantôt extérieur nuit. Lorsque la salle de spectacle se referme, ce n’est plus alors une porte d’une salle de théâtre sur laquelle elle se ferme mais bien celle de la maison de Suzy Storck et de Hans Vassili Kreuz. Porte close sur le drame intime de leur couple ou de l’existence de Suzy Storck tandis qu’au-dessus des têtes, le bruit des enfants de ce couple se fait entendre durant tout le drame.

Drame intime, frappant et émouvant du début à la fin. La mise en scène et la scénographie, signée Cécile de Trémolière, sont particulièrement ingénieuses et participent au saisissement du spectateur. Ainsi, le jardin relégué au hors scène est utilisé comme un élément scénique à part entière. Hans Vassili Kreuz s’adresse parfois à Suzy Storck depuis les coulisses comme s’il se trouvait dans ce jardin, ou dans le hall d’entrée de la maison. Le travail de la lumière y est également pour beaucoup. Aveuglante telle une journée d’été trop chaude qui fait basculer la raison. Entêtante, et, paradoxalement horrifiante, les lumières, tantôt éblouissante tantôt néon rose violent au kitsch écoeurant, ainsi que l’écran placé sur l’un des murs montrant tour à tour les mouches de décomposition, une échographie, l’usine de volaille dans laquelle le personnage a travaillé, soulignent la brutalité du monde dans lequel les personnages évoluent, dissèquent la chute, soulignent la crise et les convulsions du personnage principal battu d’avance. De même, les battements de cœur disséminés dans la pièce permettent de faire avancer le drame, de placer le public dans la peau de Suzy Storck sans pour autant que son utilisation soit grossière ou trop insistante. Cette intention se retrouve dans l’invite des spectateurs à aider Suzy à ramasser les jouets à l’aide de paniers glissés sous les bancs encadrant le sol. Le public prend alors la même position que Suzy Storck, à terre, à genoux, métaphore à peine esquissée. La table utilisée comme lit ainsi que de simples objets permettent de transporter la scène d’une pièce de la maison à une autre.

La violence de la pièce ainsi que l’étroitesse du drame est également prégnant dans le face à face des différents personnages, face à face souvent triangulaire (le coryphée, Suzy Storck, employeur ou Vassili Hans Kreuz, Suzy Storck, la mère de Suzy) permettant de souligner tout l’enfermement dans lequel les personnages se débattent vainement. La narration est d’ailleurs prise en charge par un coryphée mais aussi par les différents personnages qui viennent commenter l’action tel un chœur antique, rappelant l’issue inéluctable du drame se jouant sous nos yeux.
Il faut noter l’interprétation saisissante de Caoilfhionn Dunne qui fait émerger finement toute la violence subie par son personnage, cette injonction d’être au monde, injonction d’être mère et paradoxalement l’anéantissement de son être dans cette maternité, mais aussi et surtout toutes ses contradictions : comment être pour l’autre sans se perdre ? Comment refuser ce que la société nous presse de devenir ? Son impossibilité de se saisir d’une réalité si éloignée de ses désirs premiers.
La tension qui émane du texte par sa construction éclatée et rétrospective se retrouve également soutenue dans l’intensité des échanges et des dialogues que Jonah Russell, Hans Vassili Kreuz, Katherine Duchene et surtout Theo Salomon mènent avec acuité.
Photographies Helen Murray
Si Magali Mougel croque une France marquée par les classe sociales, la pression exercée envers les femmes, la Suzy Storck de la mise en scène de Jean-Pierre Baro au Gate Theatre est celle de toutes les femmes, surtout dans le contexte actuel.
« Une grande claque dans la figure » pour reprendre les termes de Jean-Pierre Baro, lui-même, qualifie parfaitement cette pièce qui a le mérite de traiter avec habileté d’un sujet tabou, superbement interprétée et mise en scène à voir au Gate theatre à Notting Hill à Londres jusqu’au samedi 18 novembre.
On attend avec impatience la prochaine venue de Jean-Pierre Baro à Londres !
Pour réserver ici : https://www.gatetheatre.co.uk/events/all-productions/suzy_storck
Durée : 1h15
Suzy Storck, texte de Magali Mougel traduit par Chris Campbell, mise en scène Jean-Pierre Baro au Gate Theatre à Londres.
Avec Caoilfhionn Dunne, Jonah Russell, Katherine Duchene et Theo Salomon.
Scénographie : Cécile Trémolières
Création lumières : Christopher Nairne
Créateur son : Adrien Wernert
J’ai toujours aimé les histoires de chute… Beau billet !
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Oh ! Merci Goran !
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Ouhhh ! Et bien on doit sortir de cette pièce très éprouvé ! En plus comme la salle est très petite, d’après ce que je vois, ça doit être limite étouffant, non ? Quelle claque ça doit être ! Dis-moi comment tu en es sortie toi même ? Pas trop le moral à zéro ? Sujet fort et qui doit prendre le spectateur en plein coeur !
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Je connaissais bien la pièce mais oui l’étroitesse du lieu et la mise en scène te confine au cœur de cette descente aux enfers et cela m’a touchée effectivement en plein cœur !
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