Le roman de Joan Lindsay publié en 1967, puis son adaptation en film en 1975, font partie des classiques iconiques de la culture australienne du genre fantastique à l’égal de The Wicker Man pour les Britanniques. La Saint Valentin en 1900, la disparition inexpliquée de quatre élèves et de leur professeur lors d’un pique-nique au Hanging Rock, à Victoria, en Australie, est au coeur de cette intrigue totalement fictive.
Ce qui est fascinant dans cette production c’est la profusion d’inventions de procédés scéniques pour faire toucher du doigt tout le fantastique de l’oeuvre initiale. Aussi, la musique employée et la bande-son, très cinématographique permettent-elles de maintenir un certain suspense, à grand renfort de tambours et cymbales, ou parfois discordante, entre les scènes lorsqu’elle est utilisée comme transition avec des noirs inopinés. L’utilisation du noir total, d’ailleurs, accompagné de différents titres lumineux, tels des titres de chapitres reprenant parfois les dialogues, au-dessus de l’avant-scène, et des scènes éclairs dans la demi-obscurité soulignent et accentuent cette atmosphère sinistre. Ces noirs semblent longs, provoquant, de cette manière, un malaise certain chez les spectateurs, tout comme ces tableaux figés et très graphiques qui alternent chaque ouverture de scène.
La scénographie également très stylisée, repose sur trois murs de couleur grise et à la perspective tronquée, des branches de végétation comme brûlées par le soleil, font irruption au-dessus de ces murs, et quelques rares objets qui rappellent vaguement les années 1900 sans cependant jamais verser dans le réalisme à l’image de l’ensemble du spectacle. La pièce s’ouvre sur le récit de l’ascension du Hanging Rock. La narration et les dialogues sont pris en charge indistinctement par cinq actrices, en uniforme scolaire et chapeaux de paille, qui, par un glissement imperceptible dans leur jeu et tandis qu’elles le racontent, se mettent petit à petit à incarner le mouvement de l’ascension des cinq jeunes femmes vers cette montagne de la ville de Victoria et la scène de leur disparition. Ce glissement imperceptible offre l’entrée dans ce monde singulier dont tous les rôles, même masculins, sont joués par les cinq comédiennes. De très belles images parsèment cette production, le reflet des ombres sur les murs, dédouble les personnages tandis qu’une scène est incarnée ajoute à la bizarrerie de l’ensemble. A l’image de la scène d’exposition, le spectateur s’enfonce plus profondément dans l’étrange. Le spectacle se trouve entrecoupé de scènes inexpliquées et dissonantes, de noirs abrupts créant un effet de diffraction. Par ailleurs, des personnages à l’excentricité caractérisée, comme la principale de l’école Mrs Appleyard, britannique, exerçant son ascendant sur ce nouveau monde sauvage que représente l’Australie pour l’Angleterre coloniale et civilisatrice qu’elle symbolise, et martyrisant la jeune Sara, seule rescapée des disparues tandis qu’elle se sert un verre de liqueur rouge sang, versent l’ensemble à la frontière entre réel et surréel, le sombre et le sinistre ; de même, des scènes de danses, dignes de films d’horreur, dans la semi-obscurité du plateau, exercent une fascination sur le spectateur. Enfin, dans la dernière scène, le vrombissement d’insectes présente une nature qui semble avoir repris ses droits par le biais de cette énigme : dans cette Australie hostile, moite et assujettie le mystère demeure entier. La pièce tourne également autour des thèmes du rapport à l’autre et de l’étrangeté à soi et si le doute sur ce qui a pu causer cette disparition ne se dissipe pas, l’on ne peut s’empêcher de questionner cette directrice sadique et son implication.
Dérangeante, Picnic at Hanging Rock offre une plongée réussie, malgré quelques longueurs pourtant voulues, au coeur d’un univers magnétique et étrange, dans l’Australie coloniale, alternant tableaux esthétisants d’images fixes et noirs profonds et abrupts conférant à l’ensemble un aspect hypnotique et surtout fantastique.
Picnic at Hanging Rock, Matthew Lutton, Malthouse Theatre actuellement au Barbican à Londres jusqu’au 24 février 2018
Durée : 1h20
https://www.barbican.org.uk/whats-on/2018/event/picnic-at-hanging-rock
J’avais beaucoup aimé le roman et plus tard le film, ton article donne envie d’aller voir la pièce !
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Merci. Je l’ai trouvé vraiment interessante pour le traitement scénique cette pièce.
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Je ne connais que le film, très beau, qui annonce l’humeur mélancolique des films de Sofia Coppola. Je serai curieux de l’atmosphère de cette transcription scénique.
Merci pour ce bel article.
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Ah oui. J’ai lu un article comme quoi il avait influencé le film Virgin Suicide, effectivement !
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Parfois je me dis qu’il y a tant de liens insoupçonnés avec le cinéma dans le théâtre.
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