Place des Héros, Thomas Bernhard, Krystian Lupa, de l’élégance en toile de fond et une petite digression


À Paris, la pièce Place des Héros de Thomas Bernhard à la mise en scène émouvante de Krystian Lupa et interprétée brillamment par la troupe du Théâtre National de Lithuanie (4h en lithuanien), donnée au Théâtre de la Colline a été acclamée en décembre dernier et, avait été ovationnée en Avignon.

 Je dirais d’emblée que j’ai surtout été touchée par le texte si simple et pourtant si prenant qui résonnait singulièrement en ces temps troublés d’avènement de Trump et d’attentats.

Je mets souvent beaucoup, beaucoup de temps à écrire mes avis sur les pièces vues. Il m’est même arrivé de mettre deux ans, ou plus, pour écrire un avis, mais cela m’importe de faire habiter en moi le spectacle et de relire ou lire le texte au préalable ou suivant de près la représentation, car, même si le bouleversement vient d’une expérience théâtrale, le texte me semble aussi fondamental dans la vision du monde qu’il engendre et surtout dans les possibilités d’interprétation et de mise en scène qu’il offre. Il m’apparaît comme une carnet vierge que l’on redécouvre à chaque spectacle. Par ailleurs, mes idées mûrissent mieux avec le temps, et il m’est arrivé au cours de discussion de comprendre qu’au fond j’avais apprécié voire adoré une mise en scène plus pour son propos et son parti-pris que pour mes attentes esthétiques comme je l’explique ici), ce qui semble logique ; enfin, j’ajouterais que la rapidité de la communication actuelle et l’effet de mode me posent un réel problème et il me semble fondamental de laisser reposer l’émotion suscitée en moi pour me forger mon propre avis.

L’art d’écrire sur ce que l’on ressent, perçoit et interprète au cours d’une représentation me semble souvent aussi éloigné de l’immédiateté du monde dans lequel nous vivons, ou de la course aux spectacles. L’effet de mode, qui me touche bien entendu aussi, me semble incroyable, et le manque de recul dans cette course effrenée au sensationnel m’apparaît comme annihiler souvent notre réflexion et nos sensations ; les miennes s’expriment, sans doute, plus lentement que la moyenne.
Ceci dit la vie, également, ne me permet pas toujours d’écrire aussi rapidement que je le souhaiterais.

Pour revenir à l’objet de ce petit article, le parti-pris du célèbre Krytian Lupa, a été de placer ce texte dans l’univers froid et sobre d’un plateau à l’espace épuré, aux camaïeux de gris avec quelques touches d’ocre. En cela l’éclairage faisait à certains passages penser à des tableaux de Latour ou de Rembrandt.  Lupa est coutumier de ce qu’il nomme lui-même : « la réalité théâtrale du rang le plus bas ». Ainsi, la scénographie qu’il crée est une réutilisation d’objets défraîchis, portes d’entrée usées etc, qu’il emploie à nouveau au fil des spectacles, à l’égal de la pièce de Thomas Bernhard, nous sommes en présence d’une archéologie du passé au sein même de la scénographie.

Krystian Lupa Théâtre de La Colline 2015• Crédits  LOIC VENANCE  AFP.png

2015 Crédits : LOIC VENANCEAFP

Place des Héros est une commande du Burgtheater de Vienne à Thomas Bernhard qui a fait scandale lors de sa première. Thomas Bernhard meurt et laisse dans son testament la consigne de ne jamais jouer ses oeuvres sur un théâtre autrichien. La Place des Héros est celle où Hitler proclama l’Anschluss (l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne le 11 mars 1938) devant une foule en délire. Le texte y montre comment la seconde guerre, l’antisémitisme, l’absurdité du monde de 1988, et après, restent ancrées dans les esprits hantant les familles juives ou pas, et dénonce l’absence de réconciliation entre l’Autriche et son passé funeste.

PLace des Héos, T. Bernhard Mise en scène Krystian Lupa © D.Matvejevas : Lithuanian National Drama Theatre photos.png

© D.Matvejevas / Lithuanian National Drama Theatre photos

La pièce s’ouvre sur l’appartement appartenant au célèbre professeur Schuster et à sa femme donnant sur la Place des Héros, en mars 1988. Ce couple était parti vivre en Angleterre, à Oxford, pendant dix ans : la femme de Schuster était prise d’hallucinations auditives, entendait les clameurs de la foule nazie et sombrait peu à peu dans la folie. Schuster et sa femme étaient revenus habiter leur appartement viennois, mais le professeur avait dû céder aux hallucinations de sa femme, qui lui rejouaient à nouveau le brouhaha et les clameurs enthousiastes de la foule lors de l’annexion de l’Autriche par Hitler, et s’apprêtait à quitter, encore une fois, ce lieu cher à son coeur. Les hallucinations, les difficultés de survivre à l’horreur, aux nazis, malgré tout, présents partout, l’impossibilité de vivre ont poussé le vieil homme au suicide ; c’est au lendemain de ce suicide que la pièce débute ; les spectateurs assistent aux préparatifs des funérailles et au lendemain de ces mêmes funérailles, l’occasion de montrer la difficulté de vivre dans notre monde actuel et de revenir sur une certaine vision du théâtre puisque le Burgtheater hante tous les discours.

Krystian Lupa et Thomas Bernhard nous font entrer par la porte de l’intime pour évoquer cet après. A l’entrée des spectateurs, un premier tableau montre deux domestiques s’affairant sur scène pour arranger les objets du défunt professeur Schuster, la gouvernante, Mme Zittel, dresse le portrait du défunt tandis que Herta cire ses chaussures pour passer le temps, près d’une immense fenêtre donnant sur la Place des Héros d’où vient des chants d’oiseaux, des ambiances de rue, en rêvant de ce qu’aurait pu être sa vie sans la mort de son maître.  Et finalement, c’est bien le temps et son écoulement, ponctué de silences, dont il est aussi question dans cette pièce, la vie du professeur que l’on efface avec la vente de l’appartement, les souvenirs qui s’égrènent et rappellent des temps plus sombres, et le choix de cette mise en scène au rythme lent, monotone, aux chuchotements comme par peur d’éveiller l’horreur. Le sujet est sombre le professeur est mort par défenestration, par impossibilité de vivre ici, près de la place des Héros ou ailleurs, loin de son pays natal. L’objet de toutes les discussions est bien entendu ce personnage absent qui apparaît vaguement en fond par de rapides projections dessinées (rappelant quelque peu le travail d’Ernest Pignon Ernest)

Plusieurs tableaux sont offerts au public et la scénographie, signée par Krystian Lupa ainsi que le travail de lumière délicat, aux couleurs grisâtres, murs ternis, ameublement fait de bric et de broc et aux dessins sombres, pourtant poétiques, et illustrée de vidéos, mettent en scène cette place des Héros en arrière fond, évoquent avec pudeur ces temps froid, aux hivers rigoureux d’oppression, et contrastant avec certaines répliques virulentes de T. Bernhard. Cet ensemble rappelle que le présent se construit sur un passé ineffable. Exit l’encombrement d’objets, tout comme les couleurs. Grises, neutres, taupes. Tout tend vers cette fin si brutale où un miroir (en video) se brise contre le mur en fin de tableau réveillant le spectateur à une brutalité certaine, une réalité glaçante. Si l’esthétisme et le traitement de la pièce m’ont  séduite malgré le rythme doux et confiné (qui correspond justement au texte), la première question qui m’est, malgré tout, venue à l’esprit en sortant de ce spectacle était de savoir si, finalement, la force de cette pièce ne résidait pas uniquement dans le texte.

Place Des Héros Thomas Bernhard mise en scène Krystian Lupa © D.Matvejevas : Lithuanian National Drama Theatre photos.png

© D.Matvejevas / Lithuanian National Drama Theatre photos

En voici un extrait pour le plaisir de la lecture de cette oeuvre forte et sans concession :

«  (Professeur Robert  note : qui est le frère du professeur décédé ….)
Toute époque est épouvantable
disait toujours votre grand-père
Mais on ne s’en aperçoit que quand on est vieux
Que tout me dégoûte ici 
je n’en parle pas en fait
mais je pense tout le temps
que tout me dégoûte
L’Etat est un cloaque puant et mortel
L’Eglise une bassesse qui s’étend sur le monde entier
les gens qui vous entourent
insondablement laids et stupides
le président fédéral une brute rouée et hypocrite
le chancelier un faux-jeton qui met l’Etat à l’encan
le pape offre dans ses appartements
ce qu’on appelle un repas chaud aux sans-abri
et fait publier la chose dans le monde entier
un monde cynique
le monde entier n’est qu’un grand cynisme
des acteurs mégalomanes
exploitent le Sahel
des directeurs pervers d’organisations de charité
prennent l’avion en première classe pour l’Erythrée
et se font photographier pour la presse mondiale
avec les morts de faim
le chancelier fédéral s’avance vers le podium en costume
rayé
et se gargarise de camarades
les dirigeants syndicaux jonglent
dans leurs villas du Salzkammergut avec les milliards
et voient leur principale mission dans des spéculations
bancaires et sans scrupules
Des écrivains pas très nets
vont dans des prisons et lisent aux prisonniers
leurs hypocrites déjections comme des oeuvres d’art
un monde cynique
un monde dépravé de bout en bout « 

J’ai donc relu le texte, assez déprimant comme me le faisait remarquer une amie lorsque je lui ai dit me rendre à ce spectacle, et j’ai travaillé un petit peu sur l’esthétique de Lupa, qui revendique la beauté de l’image, du palimpseste théâtral d’un point de vue scénographique.
Oui, tout d’abord la force de ce texte m’est apparue non négligeable : la prise de position est claire, forte et il dépeint, déjà, un monde sans concession, mais il est vrai aussi que la création de Krystian Lupa réussit à souligner cette beauté, à montrer l’importance de ce propos. Ce qui est étrange, cependant, c’est que durant le spectacle, j’avais, à certains moments, une envie irrépressible de courir relire le texte, tant il m’est apparu vrai et je m’extrayais assez facilement du spectacle en lui-même.

Place Des Héros Thomas Bernhard mise en scène Krystian Lupa © D.Matvejevas : Lithuanian National Drama Theatre photos é.png

Un mois et des poussières ont passé et des images fortes restent gravées dans ma mémoire, comme le tableau du repas, la tirade de l’oncle assis sur un banc bardé de grisaille et de tempête de neige éclairé d’un réverbère avec pour décors projeté sur des mur un paysage viennois, portant sur la montée de l’intolérance et la survivance du nazisme. Un texte au propos parfois virulent et comme colonne vertébrale de ce spectacle mais il est soutenu, permis, par une mise en scène fine, dont les attentions réside dans des détails (une ancienne croix gammées à peine visible, semi-effacée sur un meuble) et poétique, déployant doucement cette parole, tout comme le jeu tout en finesse des comédiens. J’oserais ajouter en reprenant les termes de Krystian Lupa qu’il a réussi une expérience de vie que la réalité  à l’écho si particulier de nos temps troublés rattrape.

C’est de la dichotomie de la mise en scène délicate et forte, évoquant le noir et blanc des hivers rudes, mais aussi rappelant une sorte de théâtre d’ombres, rappelant parfois les romans graphiques aux estampes noires et blanches,  il y a quelque chose de l’ordre de la bande dessinée, et d’un contraste de lumières, qui s’opposent à la vindicte du texte que cette pièce saisit le spectateur dans un contraste, délicat et singulier.

Après toute cette période de réflexion, j’aimerais pouvoir revoir de nouveau ce spectacle. 

3 minutes de reportage en anglais à la télévision chinoise sur la venue du spectacle en Chine   :

En tournée mondiale actuellement et notamment au TNP en avril : http://www.theatre-contemporain.net/contacts/Theatre-National-Populaire/

2 commentaires

Laisser un commentaire