Retour à Reims, d’après l’oeuvre de Didier Eribon, Thomas Ostermeier, Manchester International Festival, Electrochoc subtil.


C’est l’oeuvre Retour à Reims, Une théorie du sujet éditée chez Fayard, à mi-chemin entre autobiographie et essai de Didier Eribon, plus connu pour ses essais sur ses études de genre, qui a inspiré cette fois-ci le grand Thomas Ostermeier et a été donnée en avant-première au MIF (Manchester International Festival) en juillet dernier.

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Photo de Arno Declair

Retour à Reims ordonne une  réflexion sur le rapport à la violence sociale. Partant de son propre constat, de son enfance, de son ascension sociale, de l’école et de la culture, Didier Eribon s’interroge sur la soumission d’une classe par une autre, sur le déracinement son être lorsqu’il décide de ne plus entretenir de lien avec cette classe à laquelle il appartient originellement. Sa reflexion reprend et met notamment à jour les mécanismes de la construction identitaire, la pluralité de l’identité d’un individu.  Retour à Reims présente d’abord le retour de Didier Eribon après la mort du père et ses funérailles auprès de sa mère et de la classe ouvrière dont il est issu. L’une des nombreuses questions qu’il soulève, suite à ce retour aux racines, concerne la violence faite à la classe la plus démunie et l’une des conséquences : le changement radical de parti politique, le milieu ouvrier passé du vote communiste à celui du Front National.

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Photo de Arno Declair

 Rendre un essai à la scène est un pari risqué que remporte l’immense Ostermeier en une production formellement bien différente des précédentes. Au plateau, un studio d’enregistrement et de mixage, à l’avant-scène se dresse une table d’enregistrement sur laquelle une actrice, incarnée par Nina Hoss, lit le texte de Didier Eribon pour prêter sa voix à un documentaire utilisant l’oeuvre Retour à Reims, au fur et à mesure de sa lecture est projeté au lointain sur une immense toile blanche de cinéma les images supports d’une sorte de journal en image, essai video, en préparation tel l’écran de contrôle que l’actrice aperçoit en donnant sa voix. Ce documentaire fictif offre des images tournées reellement avec Eribon rentrant à Reims, à l’instar de son essai autobiographique, et alternent avec des scènes réelles issues d’images tournées par l’équipe de la Schaubuhne, la mère d’Eribon regardant des photos ou celles d’archives,  ou extraites de documentaires. Peu à peu la jeune femme chargée de donner vie à la voix off par là-même à la narration, à la tragédie, interrompt le documentaire pour proposer une réflexion plus personnelle, interroger le cinéaste, incarné par Bush Moukarzel, sur ses choix d’images, de coupes de textes et commence à s’approprier de façon introspective cette  réflexion sur la domination et la violence exercée. Le choix de Manchester pour y jouer les premières représentation n’y est sans doute pas innocent , lorsque l’on sait que Manchester fut autrefois l’une des villes sinistrée économiquement mais aussi frappée d’attentats récents et moins récents avec celui de l’IRA il y a vingt ans de cela.

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Photo de Arno Declair

Trois acteurs et, au départ, une certaine appréhension de ma part : si le stratagème est simple, il comporte le risque de réduire le propos d’Eribon ou de le caricaturer. Cependant, si la première partie semble plus axée sur le texte Retour à Reims, les discussions et les actions des personnages (le rap d’Ali Gadema, incarnant le gérant de la salle d’enregistrement, incitant à la révolte politique ou les changements effectués dans le futur documentaires fictif) invitent à la réflexion, voire à l’action. Le propos est ici de montrer certes, de faire prendre conscience mais aussi de pousser à une action quelle qu’elle soit. Didier Eribon expliquera lors de l’échange avec le public post-représentation qu’il croit en un nouveau mai 68, un événement qui changerait l’inertie actuelle.

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Photo de Arno Declair

L’apparence de dénuement du plateau et de la pièce  n’amoindrit en rien la complexité et le foisonnement de la pensée d’Eribon. Si l’on est loin du flamboyant sombre de son Richard III, incarné par l’impétueux Lars Edinger, Ostermeier réussit à épouser parfaitement le texte, à en faire ressortir les plis, et à nous interroger, nous secouer. Les personnages gravitent donc autour de ses interrogations et s’en font l’écho. L’histoire avec un grand H, qui parcourt son oeuvre, s’en ressent jusque dans la pièce, là où histoire individuelle rejoint l’histoire collective, expliquant la faillite de la gauche, composée de technocrates et  la montée progressive de l’extrémisme de droite dans la société causée notamment par l’échec de la gauche laissant la classe ouvrière sur le banc de touche, privé d’accès au luxe commun et livré à la honte, sans qu’elle ne puisse accorder sa confiance dans ce parti qui l’a trahi ; c’est ainsi que le passé de Nina Hoss rencontre celui de l’actrice qu’elle incarne. Elle explique comment son père rejoignit le parti communiste et s’établit, après des études de philosophie, à Stuttgart en tant que soudeur. Il y fonda un syndicat indépendant, pour ensuite créer le parti vert allemand qu’il quitta finalement par divergence d’opinion sur l’entrée en guerre d’Irak. Il s’investit alors dans l’aide aux peuples d’Amazonie. Ici l’action est le maître mot du politique et achève la pièce sur une note plus positive mais tout aussi personnelle.

S’y retrouve sans doute, dans cette oeuvre, également, l’enfance de Thomas Ostermeier qu’il décrit rapidement dans une interview accordée à médiapart, en novembre dernier , avec un père, semblable à celui d’Eribon, « un tyran domestique » militaire, et expliquant que le célèbre metteur en scène n’était pas destiné à suivre une scolarité au lycée.

La sphère du privé et de l’intime, la topographie sociale, la violence nue faite au corps ouvrier, et leurs représentations s’inscrivent ici dans le récit vivant et intime des différents personnages, des images dévorant l’espace du plateau, des mots employés. Chacun, finalement, peut y retrouver son passé, son présent, projeté sous les feu de la rampe ou mis à nu à l’image du mots employés par Eribon : «  La sphère du privé, et même de l’intime , telle qu’elle ressurgit dans de vieux clichés, nous réinscrit dans la case du monde social d’où nous venons, dans des lieux marqués par l’appartenance de classe, dans une topographie où ce qui semble ressortir aux relations les plus fondamentalement personnelles nous situe dans une histoire et une géographie collectives (comme si la généalogie individuelle était inséparable d’une archéologue ou d’une topologie sociales que chacun porte en soi comme l’une des ses vérités les plus profondes, si ce n’est la plus consciente) »

La pièce met ainsi en exergue une reflexion fondamentale sur le politique, l’identité, intrinsèque et les rapports de domination sociaux ; un théâtre aux enjeux primordiaux que présentent Ostermeier et son équipe de la Schaubuhne ; un electrochoc pourtant doux presque envoûtant, intime qui laisse des traces bien longtemps après y avoir assisté. Une pièce nécessaire après les diverses élections, sans pourtant verser dans la lecture terne et plate d’un essai qui n’était pas destiné à la scène.

Un tour de force en grâce et subtilité.

Au MIF jusqu’au 14 juillet puis en septembre et octobre à la Schaubühne à Berlin puis en tournée d’après ce que nous a dit Ostermeier lui-même après le spectacle (dates à préciser).

Durée environ : 1 h 45 minutes – 2 h

Mise en scène : Thomas Ostermeier

Décors et costume : Nina Wetzel

Video : Sébastien Dupouey
Musique : Nils Ostendorf
Dramaturgie : Maja Zade, Florian Borchmeyer
Film : Sébastien Dupouey, Thomas Ostermeier
Camera : Marcus Lenz, Sébastien Dupouey
Son (film) : Peter Carstens
Création son : Jochen Jezussek
Création lumières : Erich Schneider
Avec Nina Hoss, Bush Moukarzel, Ali Gadema.

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